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Les entreprises marocaines restent attachées au travail en présentiel

09 décembre 2020 Medias24

Embaucher des salariés uniquement pour des postes en télétravail ne séduit pas les entreprises marocaines.

Les enjeux impulsés par le télétravail ne se mesurent pas uniquement à l’aune du maintien, voire de l’accroissement, de la productivité et des capacités opérationnelles des entreprises. Des changements auraient pu être opérés en termes de recrutement et d'organisation, mais ils sont encore très timides.

D'abord en termes de process de recrutement. Pendant les trois mois de confinement, les recrutements, qui ont certes tourné au ralenti du fait de la baisse de l’activité économique, ont tout de même été réalisés via des logiciels de visioconférence. A en croire les différents cabinets de recrutement contactés par Médias24, une brèche a semble-t-il été ouverte mais elle reste encore très minoritaire sur le marché du travail marocain.

''Entre 10 à 20% de nos recrutements se sont faits par l’intermédiaire du logiciel Zoom entre mars et juin, mais à la condition que le candidat rencontre le comité de recrutement en guise de dernière étape'', indique Ali Serhani, directeur associé chez Gesper Services. ''C’est une petite percée sur le marché du travail au Maroc, mais la solution reste très peu pratiquée par les entreprises'', constate-t-il. ''Les recrutements à distance ont effectivement été possibles pendant plusieurs mois, même si l’entretien final se déroulait souvent en présentiel. Pour le process à distance, il n’y a aucun souci. Mais cela ne vaut pas pour tous les postes : je serais étonné que les recrutements de techniciens dans l’automobile soient réalisés de façon purement virtuelle'', abonde Marc Chalet, responsable de l’activité Executive Search au sein du cabinet Diorh.

Les spécialistes du recrutement sont formels : depuis le déconfinement, aucune demande de recrutement à distance n’a été formulée par leurs clients ; encore moins pour recruter des salariés pour des postes en télétravail.

''Je n’ai pas eu affaire à des requêtes de ce genre. Les entreprises tâtonnent par rapport à cette pratique, d’autant qu’elle n’est pas régie par le code du travail. Le contrat de télétravail n’existe pas. Il n’a aucune validité juridique. Les entreprises ne veulent pas recruter des salariés en télétravail ; c’est un mode de fonctionnement qu’elles peuvent décider par la suite d’appliquer en interne, au gré des contingences sanitaires. Globalement, la culture du travail au Maroc n’est pas du tout habituée au télétravail. Les managers et salariés s’y sont mis par contrainte'', indique Amina Ghazi, directrice du recrutement au sein du cabinet ORH Assessment, filiale du groupe LMS Organisation & Ressources Humaines.

Former à distance les nouvelles recrues ?

Même son de cloche au sein du cabinet H&F Associates. Son directeur associé, Romain Férier, assure n’avoir pas été sollicité pour des recrutements à distance ou des recrutements pour des postes en télétravail. ''Les entreprises avec lesquelles nous travaillons veulent des salariés en présentiel. Elles recrutent principalement pour des postes de management.''

Plus encore, le recrutement en télétravail ''peut être un frein pour les entreprises'', estime-t-il, car elles sont encore nombreuses à être ''dans une logique de temporisation et dans l’attente que la totalité de leurs équipes reviennent sur place pour pouvoir intégrer de nouveaux salariés''. Il ajoute : ''Un manager ou un chef d’entreprise peut s’interroger sur la manière dont il va intégrer un candidat dans son équipe et lui montrer les procédés de travail si les locaux de l’entreprise sont vides.'' Ce sont en tout cas des points d’interrogation qui devront nécessairement trouver des réponses si le télétravail venait à perdurer davantage, y compris à l’issue de la crise sanitaire, ''car les entreprises devront de toutes les façons recruter de nouveaux collaborateurs'', souligne Romain Férier.

Encore faut-il aussi que les entreprises marocaines soient prêtes à former à distance de jeunes salariés, souvent peu expérimentés, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. Le cabinet Fortel RH Consulting, spécialisé dans le recrutement des téléopérateurs, nous a récemment fait savoir que les postes vacants sont réservés aux salariés qui cumulent les expériences. ''Les profils peu expérimentés doivent être formés. Or les boîtes ne sont pas préparées à organiser des formations à distance.''

Recruter à distance pour des postes de direction pose problème

Au sein du cabinet Diorh, les réticences des entreprises à recruter à distance sont d’un autre ordre. ''Nous avons des clients très exigeants, qui recherchent des candidats qui présentent bien, qui dégagent un certain charisme'', explique Marc Chalet. Et pour cause, son cabinet est spécialisé dans le recrutement des cadres et des postes affectés aux comités de direction. Autant dire que l’allure, pour ne pas dire la prestance, est cruciale pour certains employeurs. ''Évaluer le charisme d’une personne à distance, c’est beaucoup plus compliqué que lorsqu’on la voit en face à face. Il y a des candidats dont je n’ai vu que le visage par visioconférence, mais la posture, la manière dont ils se tiennent, s’assoient, sont aussi des éléments déterminants dans la sélection d’un potentiel salarié pour ce type de poste. Sans compter que certains ne sont pas à l’aise avec les outils informatiques et peinent à régler la webcam, ce qui complique encore davantage les entretiens à distance'', observe Marc Chalet.

Il estime par ailleurs que les recrutements à distance ''dénaturent'' son travail : ''Personnellement, je prends moins de plaisir à évaluer des candidats que je ne vois pas physiquement. Dès que je peux les faire venir en présentiel, je le fais. On s’installe dans une salle de réunion en laissant trois, quatre mètres d’écart entre nous, et alors on peut faire tomber les masques. Les expressions faciales sont aussi très importantes dans l’évaluation des profils''

Dans le télétravail, les prémices d’un changement profond et durable ?

En mai dernier, le cabinet LMS avait réalisé une enquête dans laquelle il passait au crible les inconvénients et les avantages du télétravail, et la manière dont les salariés l’ont vécu. Globalement, la plupart des répondants se disaient satisfaits de leur expérience de télétravail.

''Entre les mois de mars et mai, tout le monde s’accordait à dire que le télétravail avait un bénéfice certain, mais qu’il y avait en revanche un important déséquilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Les entreprises s’apprêtaient à entrer dans une période de forte turbulence économique, les salariés mettaient les bouchées doubles pour maintenir l’activité... On y est allé avec beaucoup d’excès. Les limites spatiales et temporelles entre le bureau et le travail sont devenues très poreuses. Le déconfinement a finalement été l’occasion de trouver un certain équilibre avec la mise en place, dans certaines entreprises, du modèle hybride'', nous dit aujourd’hui Reda Massoudi, directeur pôle conseil en management au sein de LMS ORH.

Lui en est convaincu : le télétravail perdurera à l’issue de la crise sanitaire. ''Je pense que cette pratique sera encouragée à l’avenir, mais avec des prérequis techniques – notamment en termes d’outils informatiques et de connexion – mais aussi matériels, car tout le monde n’a pas nécessairement chez soi un endroit propice au travail. Pour l’heure, on ne fait que du dépannage'', dit-il.

Reda Massoudi estime également que le télétravail ne perdura qu’à une autre condition : instaurer des repères pour les salariés, ''c’est-à-dire des modes de fonctionnement au quotidien afin que tout le monde, managers aussi bien que salariés, s’y retrouvent''. Par exemple, précise-t-il, ''une entreprise peut mettre en place des heures de connexion obligatoires, entre 10 heures et 15 heures, et le salarié gère le reste de son temps comme il l’entend, du moment que le travail est fait''. L’objectif, selon lui, est d’éviter ''le piège de la sur-justification, qui une source de stress importante pour les salariés''.

Laisser davantage d’autonomie aux salariés, instaurer une confiance réciproque entre eux et l’employeur, sont également autant de prérequis importants pour que ce mode de travail fonctionne convenablement et ne se cantonne pas à une simple tendance conjoncturelle. Certains ont d’ailleurs déjà opéré quelques changements : ''Nous observons que les managers ont appris à travailler différemment. Ils sont davantage dans une logique de résultats et s’occupent moins de savoir si la personne est physiquement présente ou non. L’essentiel, pour beaucoup d’entre eux, n’est pas que la personne soit là, mais que le travail soit fait. Pendant le confinement, il n’y a pas eu plus de télé que de travail, si je puis dire. Le travail a été fait même si les locaux des entreprises étaient vides. C’est ce qui compte pour un manager.''

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